FILTRES, LEUR IMPACT NEGATIF SUR L'IMAGE DU CORPS
- Laura BRELEUR
- 25 avr. 2022
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 avr. 2022

Instagram, Snapchat, TikTok, Facebook… sont des plateformes bien connues qui peuvent être présentes autant dans nos vies personnelles, plus si privées, qu’à des fins professionnelles. Les réseaux sociaux se sont imposées comme des musts have relationnels au fil des années et font partie du quotidien des jeunes adultes et adolescents en particulier ceux de la génération Z, nés au-delà des années 2000.
Aujourd’hui, je m’intéresse à l’impact de l’utilisation prononcée de « filtres » — pratique très présente sur ces plateformes — sur les représentations du corps chez les fervents utilisateurs de ces réseaux sociaux. Michaël Stora, psychologue spécialiste des réseaux sociaux informait déjà il y a 2 ans, de l’augmentation des intentions de recours à la chirurgie esthétique des plus jeunes aux États-Unis dans le but de ressembler à une photo de soi optimisée par un filtre de Snapchat ou d’Instagram. En France, il semble que des demandes de ce type se font en particulier chez les moins de 25 ans ; demandes auxquelles les chirurgiens plasticiens la Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens (SOFCEP) affirment répondre par le refus de façon automatique. Ces demandes ciblées, relevées par des chirurgiens du département de dermatologie de l’Université de médecine de Boston (États-Unis), alertaient alors sur un possible trouble anxieux lié à l’image du corps nommée « dysmorphie de Snapchat » faisant référence au trouble dysmorphique corporel.
Qu’est-ce qu’un trouble dysmorphique du corps ?
Il s’agit ici d’une introduction, un article sera entièrement dédié au trouble dysmorphique corporel.
Le trouble dysmorphique corporel, également appelé dysmorphophobie, est caractérisé par une préoccupation anxieuse concernant un ou plusieurs défauts physiques inexistants ou peu prononcés perçus comme difformes ou particulièrement inesthétiques pour les personnes qui souffrent de ce trouble. Cela entraine également des comportements répétitifs et compulsifs. La préoccupation concernant l’apparence est qualifiée de trouble dysmorphique lorsqu’elle entraine des souffrances ou des perturbations importantes de la vie sociale, professionnelle, scolaire ou dans d’autres domaines de fonctionnement. Si le mot « dysmorphie » désigne une réelle déformation de la forme ou de la taille d’une partie du corps due à une anomalie, le trouble dysmorphique est quant à lui un trouble mental c’est-à -dire une altération de la pensée impactant les perceptions. Les personnes en souffrant perçoivent la partie du corps au centre de leurs inquiétudes comme étant de taille ou de grosseur anormale, la qualifiant alors de laide, déplaisante, anormale, voire monstrueuse. Cela peut aussi concerner une crainte peu rationnelle au sujet d’apparition de cicatrice, de rides, de perte de cheveux, etc.
Ces préoccupations ciblent une partie du corps en particulier. Généralement, cela concerne les traits du visage, les cheveux, la peau, la taille, le poids ou le tonus musculaire (plus fréquemment chez les hommes). Ces personnes sont peu comprises par l’entourage qui n’a pas la même perception des choses. On retrouve alors les symptômes suivants :
- Les personnes passent plusieurs heures à se préoccuper de l’apparence de cette partie du corps
- Cela engendre de la honte et des angoisses pouvant entrainer un repli social de ces personnes
- Elles se regardent constamment dans un miroir
- Selon le trouble, les personnes montrent une préoccupation pour l’hygiène notable, voire excessive, des troubles d’excoriation (exfoliation excessive de la peau), une trichotillomanie, un triturage de la peau
- Les personnes adoptent des stratégies de camouflages telles que le maquillage, des vêtements amples, rembourrés, etc.
- Elles ont la conviction que les autres portent une attention particulière à cedit défaut et qu’en découlent des moqueries
- Ces personnes usent de chirurgies esthétiques sans en être satisfaites à leur issue
Au cours de l’évolution du trouble, la personne développe des comportements répétitifs et envahissants introduits à l’origine dans l’espoir de cesser, d’estomper et de camoufler ladite anomalie.
Des possibles évolutions ou comorbidités de ce trouble sont la phobie sociale, les troubles du comportement alimentaire, les troubles obsessionnels compulsifs, les troubles liés aux substances, une dépression et des comportements suicidaires. 80 % des personnes souffrantes de dysmorphophobie présentent des idées suicidaires et 30 % passent à l’acte. Il s’agit d’un des troubles psychiques ayant les plus hauts taux de risque suicidaire. Les personnes consultent peu par honte ou par déni. Dans ce dernier cas, la personne est convaincue de sa difformité à cause d’une faible capacité d’autocritique ou alors à cause de pensées délirantes.
Pourquoi l’utilisation de filtres peut impacter les représentations corporelles ?
En regard des inquiétudes des professionnels, nous notons que l’utilisation de filtre peut avoir un impact sur la satisfaction corporelle. Mais pourquoi ?
Si l’insatisfaction corporelle semblait jusqu’alors due à la surreprésentation médiatique d’un idéal homogène aussi bien féminin que masculin via les personnalités publiques (chanteurs, acteurs, sportifs connus, mannequins…), ce n’est plus la seule cause de nos jours. On observe que l’utilisation de filtres dits « de beauté » — ces filtres modifiants les traits du visage dans un but d’« embellissement » — matérialise une version de soi-même en adéquation avec les injonctions de beauté. Un filtre a alors tendance à éclaircir ou au contraire matifier le teint, lisser la peau, supprimer rides, cicatrices et boutons, étirer ou agrandir les yeux, affiner épaisseur du nez et de la mâchoire. Les réseaux sociaux ont rendu accessible cette quête d’une version idéalisée de soi-même.
Mais alors, quelles sont les conséquences si la personne se préfère avec son faux visage, celui qui semble amélioré par les filtres ? Et qu’elle cherche par la suite à le voir à nouveau, puis à le partager en obtenant la validation des autres ? Cela impacterait considérablement l’image de soi, et en particulier l’image du corps.
Et pour cause, l’image du corps est la représentation subjective qui se développe au travers des expériences psychocorporelles dans la relation à l’autre. Il dépend alors du regard de l’autre intimement lié avec l’image de soi qui est l’estime qu’on a de soi-même. L’image du corps est modelée par l’influence d’éléments conscients (nos sentiments, nos émotions, nos pensées), mais également inconscients (les conflits, les frustrations). Elle est ainsi en évolution tout au long de la vie, changeant alors au fil des modifications physiques vécues au cours de la vie, mais aussi par la vie affective (les émotions vécues lors de changements de dynamique relationnel par le deuil, les victoires, les défaites, les séparations...). On comprend alors que l’image du corps est influencée par les médias et par l’attention portée au regard d’autrui qui impactent nos représentations. Les troubles de l’image du corps sont alors liés à une image perceptive négative du corps.
Au XXIe siècle, dans la mesure où la dynamique sociétale valorise le développement personnel et l’individualisme, le souci de perfection et de concurrence se fait ressentir. C’est alors qu’une personne prenant l’habitude de se mirer sous son « meilleur jour », la version de soi perfectionnée par les filtres des réseaux sociaux, et la comparant aux photos d’autrui – elles-mêmes retouchées finalement, se retrouve en compétition avec une image de perfection inatteignable. En se retrouvant face à la réalité devant son miroir, reflétant sa véritable apparence, cette personne peut vivre alors un effondrement narcissique. Cet effondrement serait alors autant la conséquence d’un épuisement psychique dû au culte de l’excellence dans lequel la personne fournit une énergie considérable à estomper ce qu’elle considère dorénavant comme un défaut.
En effet, ces filtres peuvent donner l’illusion d’un physique correcte en opposition à un physique réel qui comporterait alors des éléments à corriger. Bien entendu, cela n’impacte pas une majorité de personnes, de la même façon que la surexposition des standards de beauté par les médias n’influence pas tous. Des études sur l’étiologie des troubles de l’image du corps révèlent que les personnes montrant une tendance à l’insatisfaction, des personnes régulièrement sujettes aux remarques péjoratives sur leur physique ou encore des personnes au passé psychoaffectif douloureux sont également susceptibles de développer ce type de trouble sous l’influence des dictats de beauté.
À l’adolescence, la modulation de l’apparence peut être attractive et les petits complexes qui en découlent sont normaux dans la mesure où l’adolescent vit une période de construction identitaire durant laquelle son corps éprouve des modifications impactant forcément l’image de son corps. Les préoccupations corporelles apparaissant à l’adolescence sont néanmoins à surveiller de près lorsque ces préoccupations deviennent de caractère anxieux et se fixent. En effet, les données statistiques concernant les troubles dysmorphiques indiquent que ce trouble commence généralement au cours de l’adolescence et se montre plus fréquent chez les femmes.

Comment se soigne le trouble dysmorphique du corps ?
Bien que les personnes concernées aient tendance à avoir recours en premier lieu à des traitements non psychiatriques (chirurgie, interventions dentaires, soins dermatologiques), ils se retrouvent souvent insatisfaits dans la mesure où leurs troubles persistent malgré ces interventions.
Deux méthodes sont reconnues comme les plus efficaces :
- La thérapie comportementale et cognitive (TCC) est de rigueur. Cette thérapie aide les personnes à considérer leur apparence physique avec plus de réalisme. Les personnes sont encouragées à s’exposer progressivement aux situations qu’elles appréhendent. Elles s’exercent également à les éviter sans pour autant effectuer leurs rituels. Des techniques motivationnelles sont généralement nécessaires afin de maintenir la motivation de la personne dans la démarche thérapeutique.
- Les médecins spécialistes prescrivent des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ou de la clomipramine (tous deux antidépresseurs) pour le traitement des troubles les plus sévères en complément de la TCC.
La Haute Autorité de Santé (HAS) préconise également la thérapie à médiation corporelle telle que la relaxation, les thérapies psychomotrices et la kinésithérapie. Les thérapies à médiation corporelle, de type psychomotricité, ont montré leur intérêt sur l’amélioration de l’insatisfaction corporelle. Elle peut être proposée en considération de cette thématique d’insatisfaction rencontrée dans la dysmorphophobie, mais également en regard de la problématique anxieuse. Il s’agit alors de modifier la relation des personnes avec leur propre corps ainsi que l’attention anxieuse qui y est associée par un travail autour de la conscience corporelle (orientation sur soi, sur autrui et appropriation de l’espace, intégration des limites corporelles, exploration sensorielle, exploration posturale et gestuelles), mais plus globalement sur la représentation du corps en utilisant l’exposition au miroir ou l’outil photographique.
Finalement,
Les filtres de « beauté » retrouvés sur ces réseaux sociaux bien connus que sont Tiktok, Instagram ou encore Snapchat représentent un potentiel danger pour l’estime de soi par leur impact direct sur l’image du corps de chacun. En modifiant les traits du visage des utilisateurs les plus fidèles, ces artifices virtuels peuvent inciter les personnes les plus sensibles aux dictats de beauté — largement exposés sur ces plateformes et dans les médias — à remettre en question la beauté individuelle qu’elle représente grâce à ces petits quelque chose de différents qui font d’elles des personnes au physique parfaitement unique. Finalement, on peut se poser la question du rôle de chacun face à l’engouement grandissant pour ce type d’artifice. Ces tendances ne révèlent-elles pas une société un peu trop axée sur le jugement et la superficialité ? Plus de bienveillance et de tolérance ne pourraient-elles pas rassurer ces personnes en recherche d’intégration dans les normes ? Les applications concernées ne devraient-elles pas enfin appliquer les mesures préventives, à savoir la modération de la création de ce type de filtres, comme Instagram l’avait pourtant annoncé en 2019 ? Fort heureusement, de nombreux utilisateurs incitent à contrer cette tendance en se montrant sans filtre, voire sans maquillage ni retouche, sans cesser pour autant d’utiliser ces artifices par moments. Finalement, si comme le dit le dicton « l’abus en tout nuit », une utilisation modérée pourrait éventuellement permettre à ces filtres de retrouver leur côté ludique.
Pour aller plus loin (Sources) :
BULANT Jeanne, « Pourquoi les filtres snapchat et instagram nous font du mal », 2018. Consulté sur https://www.bfmtv.com/sante/pourquoi-les-filtres-snapchat-et-instagram-nous-font-du-mal_AN-201808050039.html
LEON Marie. « Quand tout s’effondre », Gestalt, vol. 38, no. 2, 2010, pp. 149-162.
LePetitCoachDeToulon. « le schéma corporel, l’image du corps et l’image de soi », 2017. Vidéo consulté sur https://www.youtube.com/watch?v=NS3Xf6EFhWg
POTEL Catherine (2015). « Etre psychomotricien : Un métier du présent, un métier d’avenir », Erès, 2015, pp. 145-146.
PHILLIPS Katharine A. et STEIN Dan J., « Dysmorphophobie », 2021. Consulté sur : https://www.msdmanuals.com/fr/professional/troubles-psychiatriques/troubles-obsessionnels-compulsifs-et-troubles-similaires/dysmorphophobie?query=Dysmorphophobie
POMIAN-BONNEMAISON Romain. « Instagram : pourquoi certains filtres effet chirurgie esthétique vont être supprimés », 2019. Consulté sur https://www.phonandroid.com/instagram-pourquoi-certains-filtres-effet-chirurgie-esthetique-vont-etre-supprimes.html
RAGOT Mathilde, « Les jeunes, de plus en plus séduits par la chirurgie esthétique », 2019. Consulté sur https://www.topsante.com/beaute-soins/medecine-esthetique/chirurgie-esthetique/les-jeunes-de-plus-en-plus-seduits-par-la-chirurgie-esthetique-630424
ROZET Marine « Impact d’une prise en charge en psychomotricité sur les biais d’attention visuelle liés aux stimuli corporels chez des patientes avec un trouble du comportement alimentaire », Thèse pour obtention du diplôme d’état de docteur en médecine qualification en psychiatrie, 2017.
TIGNOL Jean. « 19. Dysmorphophobie », Jean-Philippe Boulenger éd., Les troubles anxieux. Lavoisier, 2014, pp. 202-218.
Non signé, « TOC et pathologies associées ». Consulté sur https://www.troubles-obsessionnels-compulsifs.com/comorbidites/toc-pathologies-associees/